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La pierre a de tout temps fasciné l'Homme. Pierres dites précieuses, qu'il extrait des entrailles de la Terre, mais aussi pierres humbles, galets roulés par les rivières ou polis par le ressac de la mer, que l'Homme a utilisé comme matériaux pour fabriquer ses premiers outils et asservir la Nature.

La pierre est omniprésente. Elle est le sol que l'on foule, la montagne que l'on gravit, la grotte qui abrita nos ancêtres ; elle est le fond des fleuves et des océans.

La pierre est la mémoire de l'histoire de la Terre et de la vie ; gravée, taillée, ou bâtie, elle est celle de l'histoire de l'Homme, portant le témoignage de son génie artistique, de ses mythes ou de sa foi.

Pour le géologue, la pierre, si belle soit-elle, est considérée comme indissociable d'un ensemble plus vaste qu'il nomme terrain, massif, plateau, sous-sol. La pierre alors se sublime et devient roche, couche, filon, lithosphère. C'est au prix de cette vision plus large que la pierre dévoile ses origines, sa formation, son âge ; c'est à ce prix qu'elle livre le message du passé de la Terre, qu'elle a enregistré. De la mesure de la radioactivité naturelle à la microscopie électronique, le géologue a maintenant les techniques perfectionnées pour arracher à la pierre ses secrets et pour déchiffrer le palimpseste terrestre.

L'histoire que le géologue raconte est vertigineuse parce que ses unités de mesure du temps défient l'imagination humaine. Ce n'est pas en années, en siècles, ni même en millénaires qu'il faut jalonner l'histoire de la Terre, mais en millions ou en milliards d'années. L'infini du temps du géologue se calque ainsi sur l'infini de l'espace-temps de l'astrophysicien.

Passant devant le front de la carrière Solvay, maintenant abandonnée, et dont l'ouverture au début de ce siècle souleva déjà les protestations indignées de quelques écologistes avant la lettre, il est possible d'atteindre la plaque commémorative à la mémoire de Conrad Liebau, pionnier de l'exploration de la rivière souterraine de Cassis, dont l'exsurgence à l'entrée de la calanque de Port-Miou fait miroiter et frémir la surface de la mer.

Exsurgence de la rivière souterraine à Port-Miou – © Jean Philip

Pierres de Cassis

​Par Jean Philip

Les pierres de Cassis contribuent-elles à reconstituer le lointain passé de son site prestigieux ?

Il faut, pour cela, examiner les couches de terrain, agencées comme les pages d'un livre, et qu'il suffit de feuilleter pour raconter l'histoire géologique du site cassidain.


La couche dite urgonienne est la plus ancienne, datée de 127 millions d'années environ. C'est de cette couche qu'est extraite la Pierre de Cassis dont la dureté en fait un matériau de choix pour l'usage domestique (la célèbre "pile" provençale), le dallage, ou l'édification de monuments. C'est dans l'Urgonien que sont creusées les calanques de Port-Miou, Port-Pin et En-Vau. C'est à ses arêtes vives ou ses parois abruptes, façonnées par l'érosion, que s'accrochent les alpinistes. Si la curiosité pousse le promeneur à observer de plus près la roche urgonienne, il n'y a pas meilleur itinéraire que celui qu'emprunte le sentier qui, du fond de la calanque de Port Miou, rejoint la Pointe Cacao.

La calanque de Port-Miou – © Jean Philip

Arrivé au collet qui sépare la calanque de Port-Miou de celle de Port-Pin, on s'arrêtera un instant au Trou du SouffleurUn Cros ounte l'oundo s'encoufo disait Frédéric Mistral dans Calendal – pour entendre la respiration haletante de la mer dans son travail de sape de la roche urgonienne, quelques dizaines de mètres en contrebas. Continuer sur le promontoire de la presqu'île, jusqu'à la Pointe Cacao dont les gradins orientés au couchant offrent le plus beau spectacle qui soit sur l'entrée de la calanque d'En-Vau.

La calanque d'En-Vau – © Jean Philip

À la Pointe Cacao elle-même, ou dans les carrières ouvertes sur la face est du promontoire, la roche urgonienne dévoile ses secrets. Avec un peu d'attention, on découvrira qu'elle renferme de nombreuses coquilles d'organismes, les rudistes, sortes de mollusques bivalves fossiles, lointains cousins des huîtres, qui peuplaient le fond des mers urgoniennes lorsque se déposait le sédiment calcaire qui les a ensevelis à jamais. Coquilles et sédiments, étroitement mêlés, ont été peu à peu transformés en pierre, la Pierre de Cassis.

Rudistes dans le calcaire urgonien – © Jean Philip

À la Pointe Cacao elle-même, ou dans les carrières ouvertes sur la face est du promontoire, la roche urgonienne dévoile ses secrets. Avec un peu d'attention, on découvrira qu'elle renferme de nombreuses coquilles d'organismes, les rudistes, sortes de mollusques bivalves fossiles, lointains cousins des huîtres, qui peuplaient le fond des mers urgoniennes lorsque se déposait le sédiment calcaire qui les a ensevelis à jamais. Coquilles et sédiments, étroitement mêlés, ont été peu à peu transformés en pierre, la Pierre de Cassis.

Rudistes dans le calcaire urgonien – © Jean Philip

Quitter le promontoire de la Pointe Cacao par la rive est. On longe la petite anse, dite de la Trémie, où des barges accostaient naguère pour charger les blocs de Pierres de Cassis extraits des carrières.

L'Archéonaute devant la Trémie – © Eugène Bonifay

Imagine-t-on qu'au pied de la roche urgonienne, à cet endroit précis, gît, à moins vingt mètres sous le niveau de la mer, une grotte immergée dont les fouilles réalisées entre 1968 et 1972 ont révélé des vestiges d'occupation humaine – silex taillés, foyers, restes d'ossements de chevaux, d'éléphants, de cerfs, de rongeurs, d'oiseaux, etc. – que les préhistoriens ont pu dater à -200 000 ans. Cette découverte – à laquelle s'ajoute celle de la Grotte Cosquer –, témoigne de l'intérêt de la région de Cassis pour reconstituer l'histoire de l'Homme et de son environnement en Méditerranée au cours du Quaternaire.

 

Techniques de fouilles de la grotte sous-marine de la Trémie – modifié d'après Eugène Bonifay

Il y a deux cent mille ans, lors de la grande glaciation dite du Riss, le niveau de la mer était bien plus bas qu'aujourd'hui (-120 m environ) et le littoral cassidain émergé s'étendait loin vers le sud. Les grottes creusées dans la roche urgonienne, comme celle de la Trémie, servaient alors d'abris aux chasseurs et pêcheurs préhistoriques qui parcouraient ces lieux en quête de nourriture. En même temps, l'érosion taraudait la roche urgonienne et creusait ce qui allait devenir les calanques. Ces allers et retours de la mer sur les rivages de la Méditerranée se sont produits plusieurs fois au cours du Quaternaire, au gré des alternances de périodes glaciaires et de réchauffement. Il y a dix mille ans, la fonte des vastes calottes glaciaires qui recouvraient une grande partie de l'Europe du Nord et du Canada a produit l'élévation du niveau de l'Océan mondial, ce qui s'est traduit, dans la région de Cassis, par la submersion des calanques, et des grottes que l'Homme avait habitées au cours de la Préhistoire.

 

La grotte submergée de la Trémie – modifié d'après Eugène Bonifay

Le site Cassidain prenait alors son visage actuel, celui qui inspira Frédéric Mistral dans Calendal et qu'il décrit ainsi :

— Entre li roco rousso e blanco
Qu'en miejo-luno fa calanco
Lou front en plein miejour
E li pèd dins la mar

Édouard Martel, le père de la spéléologie moderne, chargé en 1906 d'une étude du phénomène de Port-Miou concluait à la non existence d'une rivière souterraine. Curieux cheminement de la connaissance ! L'avenir devait rapidement démentir la conclusion d'Édouard Martel. Comme l'ont démontré les plongeurs, parfois au péril de leur vie, la rivière de Cassis existe bel et bien. En partant des deux bouches étroites qui s'ouvrent sous la mer dans la calanque de Port-Miou, une galerie naturelle s'enfonce dans les profondeurs de l'Urgonien, que de hardis plongeurs ont pu remonter sur deux kilomètres en direction du nord, avant de buter sur un puits vertical infranchissable.

 

Entrée sous-marine de la rivière souterraine de Port-Miou – © C.R.D.P.

D'où viennent les eaux de cette rivière des ténèbres, dont le débit mesuré en période de crue peut atteindre 100 mètres cubes par seconde ? Sans doute des massifs qui s'étendent de Cassis à la Sainte-Baume, gigantesque impluvium calcaire où les eaux de pluie s'infiltrent puis se rassemblent pour nourrir la rivière souterraine, jusqu'à la mer. Ce gisement d'eau douce potentiel a, dès 1964, retenu l'attention des ingénieurs du Bureau de recherches géologiques et minières et de la Société des eaux de Marseille. Le tracé de la rivière souterraine a été reconnu depuis la surface par relevé électromagnétique, et une galerie a été creusée pour atteindre son lit souterrain à quelques centaines de mètres au nord de Port-Miou. Un barrage a alors été construit entre 1972 et 1976, ayant pour but de séparer l'eau salée en aval, de l'eau douce en amont. Formidable pari, formidable ouvrage, impliquant des techniques de construction audacieuses. Mais la Nature ne s'en laisse pas conter facilement, et jamais le barrage n'a pu isoler une réserve d'eau douce exploitable pour l'alimentation en eau potable ou d'irrigation. On avait rêvé de créer un réservoir d'un million de mètres cubes d'eau douce dans l'Urgonien du massif des calanques. Hélas, des sulfates restent mêlés aux chlorures en amont du barrage, laissant l'eau impropre à la consommation. Le réseau karstique souterrain qui creuse l'Urgonien apparaît donc d'une grande complexité et la rivière de Cassis n'est sans doute qu'une branche de ce réseau noyé et soumis aux influences antagonistes de l'eau douce et de l'eau salée.

Entrée sous-marine de la rivière souterraine de Port-Miou – © C.R.D.P.

Allons sur la plage du Grand Large. L'anse de la Grande Mer est fermée à sa gauche par la Falaise du Château qui vient mourir à la pointe du Lombard.

Le talus, encombré de blocs cyclopéens tombés de la falaise, est formé de marnes bleues friables appartenant à l'étage Aptien (113 millions d'années). À cette époque, la région de Cassis était recouverte d'une mer profonde dans laquelle vivaient des ammonites et de minuscules organismes (les foraminifères) dont les géologues ont retrouvé ici les restes fossilisés. Changement de milieu, changement de dépôt, changement de pierre. À la pierre urgonienne de Cassis fait place la pierre à chaux et à ciment qui longtemps fut exploitée dans les carrières ouvertes entre la gare de Cassis et la Bédoule.

La falaise du château de Cassis et la pointe du Lombard. Au fond le Cap Canaille – © Jean Philip

La pierre de la falaise du Château est dangereuse. Comme le Château qu'elle porte, elle est dominatrice. Elle veut tenir Cassis sous sa coupe. Le géologue qui souhaite l'ausculter doit faire preuve de prudence car des surplombs et des failles défendent son accès. Le long de ces failles, des blocs se détachent et dévalent le talus marneux, menaçant sentier piétonnier et habitations.

La pierre de la falaise du Château est faite de grès, et son âge correspond à la période dite cénomanienne (98 millions d'années). Ces grès, composés de milliards de grains de quartz, se sont déposés dans une mer peu profonde qui, raccordée à l'Atlantique naissant, venait lécher les rivages provençaux. La couche cénomanienne s'étend vers l'Est jusqu'à l'anse de l'Arène ; les grès de la falaise du Château font place à des marnes et à des sables dans l'anse Ste Madeleine, puis à des marnes aux couleurs bleutées dans l'anse de l'Arène. La couche cénomanienne de Cassis est célèbre dans la communauté géologique internationale. En effet, les strates qui la constituent sont très fossilifères et leur succession offre aux géologues une coupe naturelle de référence pour l'étude de la période cénomanienne. A ce titre, ce site de Cassis est appelé à être inscrit au patrimoine géologique mondial et sa protection devra être assurée en premier ressort par les Cassidains.

Surplomb sous la falaise cénomanienne du château – © Jean Philip

Terminons ce survol des pierres de Cassis et de leur histoire. Empruntons, une fois encore, des vers à Frédéric Mistral :

– A gaucho de sa rado estrecho
Se vei lou baus Canaio

Le Cap Canaille, formidable donjon de plus de trois cents mètres, une des plus hautes falaises d'Europe surplombant la mer. Le Cap Canaille, dont le soleil couchant fait éclater les couleurs ocres et blanches. Ocre des grès, blanc des calcaires.

La couche géologique qui forme le Cap Canaille est celle du Turonien (91 millions d'années). Les géologues en ont reconstitué l'histoire. À cette époque, une mer peu profonde recouvrait la région de Cassis. Au sud se trouvait un continent, le continent Corso-Sarde aujourd'hui, comme l'Atlantide de la légende, abîmé en mer. De ce continent descendaient des fleuves qui déposaient, jusqu'à la mer turonienne, des sables dont la consolidation allait donner les grès de Canaille. Et des organismes, d'autres rudistes, différents de ceux de l'Urgonien, s'accommodaient tant bien que mal de ces sédiments sableux. C'est de l'accumulation de ces rudistes que sont nées les "barres" calcaires du Mont de la Saoupe et de la Couronne de Charlemagne.

Arrêtons là cette histoire singulière des pierres de Cassis. Le temps géologique ne s'est pas interrompu au Turonien car la région de Cassis, comme la Provence, subira les contrecoups des formidables poussées tectoniques qui, au cours du Tertiaire, ont fait surgir de la mer les Alpes, les Pyrénées et les chaînes provençales. Puis l'érosion, la pluie, le vent, le climat, apporteront leur dernière touche au façonnement du paysage cassidain : les roches blanches fissurées de l'Urgonien des calanques, les croupes molles et les vallons des couches aptiennes, cénomaniennes et turoniennes, ces dernières couvertes par les éboulis issus de la muraille du Cap Canaille. Les Cassidains, habilement, utiliseront les qualités respectives de ces pierres pour y construire leurs maisons, bâtir leur port, planter leurs vignes. Car noste vin... Talamen es famous disait Calendal. Cependant se doutait-il que le sol sur lequel pousse la vigne à Cassis était responsable, en grande partie, de l'incomparable qualité du vin qu'elle produit ?

Le Cap Canaille – © Jean Philip

Cassis, ville de mer, ville du large, n'est-il pas étrange que les pierres qui constituent ton site depuis des millions d'années soient, elles aussi, un cadeau de la mer ? Un cadeau somptueux qui crée un paysage à nul autre pareil. Un cadeau précieux chargé d'histoire, mais un cadeau fragile, que la Nature nous confie pour le léguer intact aux générations futures.

Le vignoble de Cassis – © Jean Philip

Références

  • Bonifay E. 1970. Antiquités préhistoriques sous-marines. Côtes françaises de la Méditerranée. Gallia Préhistoire ; XIII, fasc. 2, 585–592

  • Bonifay E. & Courtin J. 1980. Présence de littoraux immergés du Sicilien et du Tyrrhénien dans la région de Marseille (Bouches-du-Rhône). C.R. Acad. Sc. Paris, 291, n°2, 143–145

  • Guieu G., Rouire J., Ricour J., Philip J., Monteau R. 2008. Découverte géologique de Marseille et de son environnement montagneux. Editions Jeanne Laffitte et BRGM éditions. 243 p. 230 fig.

  • Potié L. 1973. Études et captage de résurgences d'eau douce sous-marines. Atti del Convegno internazionale sulle acque sotterranee . Palermo. p.1–17

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